Régimes fiscaux « privilégiés » : des lobbies au cœur de nos institutions
L’équité fiscale est un défi politique majeur auquel se sont attelés les gouvernements tunisiens successif depuis l’indépendance. Cependant, cet objectif s’est toujours heurté à une résistance féroce de la part de groupes d’intérêts qui ont vu leur situation sérieusement menacée.
Ainsi chaque initiative législative s’est vue vigoureusement combattu et progressivement vidée de sa substance voire même abandonnée.
On se souvient tous, fin 2016, lors de la préparation de la loi des finances 2017, de l’image de cet avocat escaladant les grilles du siège de l’Assemblée des Représentants du Peuple protestant contre des mesures visant à réaménager le régime fiscal des professions libérales et améliorer les moyens de contrôle de l’Administration Fiscale.
Revenant un peu à l’origine du problème. En Tunisie, deux régimes fiscaux « privilégiés » posent problèmes :
- Le forfait d’impôt
- Le forfait d’assiette
Nous nous intéresserons, dans cet article, au second régime : le forfait d’assiette.
Ce régime consiste en une détermination forfaitaire du bénéfice imposable. Ce régime est resté optionnel année par année jusqu’au 31/12/2001.
Il concerne les professions libérales qui, dans leur majorité (plus de 80%), s’abstiennent de tenir une comptabilité et optent pour ce régime qui les dispense de justifier les dépenses.
La détermination de la base imposable, s’obtient comme suit :
Bénéfice Net = CA TTC * 80%
Commençons par définir « les professions libérales » :
Le Grand Larousse définit la profession libérale comme celle qui a pour objet un travail intellectuel effectué sans lien de subordination entre celui qui l’effectue et celui pour le compte de qui il est effectué, et dont la rémunération ne revêt aucun caractère commercial ou spéculatif.
Le professeur Habib AYADI définit les professions libérales en ces termes : « il s’agit de professions dans lesquelles l’activité intellectuelle joue le principal rôle et qui consistent en la pratique personnelle, et à titre indépendant, des activités suivantes : médecins, chirurgiens, avocats, experts-comptables, conseils-fiscaux et juridiques, géomètres, vétérinaires, dentistes, sages-femmes, infirmiers et assimilés, architectes, artistes-peintres, sculpteurs, ingénieurs-conseils, huissiers-notaires etc.… »
L’administration fiscale tunisienne retient la définition suivante : « on entend par professions libérales, celles où l’activité intellectuelle joue le rôle principal et qui consiste en la pratique personnelle d’un art ou d’une science que l’intéressé exerce en toute indépendance »
A première vue, la formule proposée par l’Administration Fiscale semble globalement cohérente étant donné que la valeur ajoutée (service) revêt un caractère immatériel et n’implique aucun processus de production susceptible d’engendrer un volume de charge significatif (matières premières, consommables, etc).
En réalité, ce régime soulève deux problèmes de taille :
- La détermination du chiffre d’affaire réellement réalisé
En effet, seuls un système de facturation ou un registre d’activité permettent de déterminer le chiffre d’affaire. Or, même s’ils existent, ces systèmes ne couvrent pas tout le chiffre d’affaires réalisé.
En effet, aucun moyen de contrôle efficace n’existe actuellement entre les mains de l’Administration et qui lui permettrait de vérifier l’exactitude du chiffre d’affaires déclaré par le contribuable. Ce chiffre dépend exclusivement du bon vouloir du déclarant.
On assiste alors à des cas, où des professionnels déclareraient quelques centaines de dinars par mois, alors qu’en réalité ils en ont gagné bien plus.
Cette réalité se trouve largement favorisé par le fait que les clients de ces professions libérales (avocats, médecins, architectes, dentistes, etc) sont des particuliers, ce qui soulève deux problèmes :
- Paiement en liquide
- Les particuliers n’exigent pas de facture ou de note d’honoraire. D’autant plus, qu’en cas de demande de facture, le professionnel sort un argument « magique » : la TVA
- Dispense de justification des dépenses
En effet, le régime forfaitaire permet la déduction forfaitaire de 20% du CA TTC pour déterminer le bénéfice imposable. Cette déduction n’est soumise à aucune justification. Notons avant 2014, cette déduction était de 30% ce qui semble assez surestimé.
Les réformes de ce régime consistaient, depuis l’ère Bourguiba, à renforcer les moyens de contrôle et de vérification du chiffre d’affaires réel : notes d’honoraires pré-numérotées, timbres fiscaux, registre fiscal, etc.
Tous ces projets de réformes ont été combattu avec véhémence et ont été « dilués » pour aboutir à des « mesurettes » sans réelle efficacité.
Les groupes de pression, dont le plus spectaculaire est celui des avocats, s’organisent avec une incroyable rapidité et efficacité dépassant toutes leurs « querelles » internes voire leurs clivages politiques et idéologiques.
Ces groupes de pression touchent tous les cercles de décision influents de l’appareil exécutif et législatif. On trouve, en effet, des avocats ou des médecins parmi : les députés, les ministres, les conseillers. Sans parler du fait que Bourguiba ou Essebsi sont eux-mêmes des avocats.
Ajouté à ça une forte effervescence médiatique, avec un discours bien huilé plein de contrevérités que le commun des mortels ne prendra jamais la peine de vérifier.
La réforme de ce régime, est une question de justice fiscale et sociale, et requière un courage politique et un charisme permettant d’outrepasser les résistances corporatistes. Ce courage fait cruellement défaut à nos dirigeants jusqu’à ce jour.